Colloque international CNFG – Commission Géographie du commerce : Les transitions de la distribution alimentaire : formes, localisations et acteurs. Liège, Belgique, 29/ 11 au 01/12 / 2023
Mots clés : Grande distribution – parties prenantes – consommation – développement durable – Responsabilité Sociétale des Entreprises
Au-delà d’afficher une caractérisation générale des dynamiques du commerce, cette communication vise à analyser les nouveaux paradigmes du commerce alimentaire au spectre de la recomposition des acteurs et des enjeux de développement durable. Ma communication sera structurée en deux niveaux qui me permettront d’appréhender ces nouvelles mutations et les nouvelles approches. En 1er lieu, j’identifierai les parties prenantes les plus influentes et les nouvelles approches impulsées par les enjeux de développement durable qui imposent de nouvelles pratiques. Et en second lieu, face aux défis d’acceptabilité sociale, d’analyser les forces de la nouvelle politique d’Auchan axée sur les clients, les producteurs et les organisations de la société civile ainsi que les obstacles multiples socio-culturels et économiques qui entravent cet élan de modernisation et d’innovation. Dans cette perspective, l’analyse géographique des pratiques de développement durable d’Auchan au Sénégal envers ses parties prenantes est d’une grande complexité. Car elle concerne des acteurs qui ont des démarches différentes fondées sur leur statut, leur vécu et leur niveau de maturité.
Le choix méthodologique a combiné la collecte d’informations à travers une revue documentaire, l’observation directe sur le terrain, des enquêtes et entretiens auprès des différents acteurs. Ces actions ont été renforcées par une immersion professionnelle en entreprise pendant 12 mois chez Auchan Sénégal comme chargé de politiques RSE et DD. Cette démarche intégrée m’a permis de bien comprendre le fonctionnement de ces lieux de commerce alimentaire, le climat de travail qui y règne, les rapports de force et les conflits d’intérêts existant entre les différentes parties prenantes.
Dans les villes capitales ouest-africaines comme Dakar, les systèmes de distribution alimentaire font l’objet de profondes transformations sous les effets conjugués de plusieurs facteurs dont l’apparition de nouveaux formats de vente au détail comme les supermarchés et les hypermarchés qui cohabitent avec les petits commerces de proximité et de détails : boutiques, marchés et étales de rue. Une situation, s’inscrivant dans un contexte de mondialisation des habitudes alimentaires, qui bouleverse en profondeur les pratiques. Ces mutations agissent aussi sur les rapports entre acteurs qui interviennent en amont et en aval. Aujourd’hui, les acteurs de la grande distribution sont placés au cœur d’interactions entre plusieurs parties prenantes qui sont : les salariés, les investisseurs, clients, fournisseurs, organisations syndicales et de la société civile, les pouvoirs publics et les collectivités locales, les prestataires. Ces acteurs participent, de près ou de loin, au développement d’Auchan au Sénégal. Cette théorie des parties prenante est apparue dans les années 1960 en management stratégique avant de constituer un champ de recherche académique vers les années 1970 – 80 dans un contexte d’instabilité sociale et de multiplication des groupes de pression aux Etats-Unis. Depuis lors, la théorie des parties prenantes devient un enjeu placé au cœur du fonctionnement des entreprises, celle de la grande distribution en particulier. Elles y ont un rôle clé dans la politique de recherche de reconnaissance des acteurs auprès des consommateurs. Au Sénégal, la place des parties prenantes constitue un enjeu crucial pour Auchan Sénégal dans le développement économique de ses activités mais aussi dans sa stratégie de placer les Sénégalais au cœur de son projet. Une vision politique et économique que l’entreprise a peiné à mettre en place. Du moins sur le plan politique et social à cause des forts mouvements de contestation portés par le collectif “France / Auchan Dégage” entre 2016 et 2019. Avec les enjeux de développement durable et son effet d’entraînement sur les pratiques des entreprises, cette théorie des parties prenantes traite aussi les frontières entre l’activité de l’entreprise et d’autres activités sociales. En effet, les parties prenantes, au-delà d’être des acteurs économiques, participent à l’élaboration et au déploiement des politiques de développement durable par le biais de la responsabilité sociétale des entreprises. Ce nouveau paradigme est aussi le fruit d’une nécessité d’adaptation pour répondre aux nouvelles aspirations des consommateurs. Une réalité d’autant plus importante car les mutations dans la société de consommation s’observent tout d’abord au niveau de la relation entre clients et commerçants. Alors que dans les villes africaines comme Dakar naissent dans les mobilités et les échanges des phénomènes de créolisation qui se traduisent dans l’alimentation, l’étude des pratiques de développement durable vise à satisfaire des exigences d’une clientèle caractérisée par leur hétérogénéité socio-culturelle (des clients avec des bourses et prises de conscience écologique différentes). D’où la nécessité en tant que géographe de saisir le sens des lieux de consommation et de pratiques sociales des consommateurs qui renvoient à des décisions, des usages et des actes. De ce fait, miser sur la satisfaction de ces trois parties prenantes (clients, producteurs et société civile) permet à Auchan d’asseoir les bases d’un climat social plus favorable à sa politique d’implantation.
Porteur d’approches et d’outils nouveaux susceptibles de bouleverser les paradigmes géographiques actuels, le développement durable est, pour Auchan Sénégal, un outil d’adaptation face aux enjeux de compétitivité et de légitimité. En effet, depuis les émeutes du mois de mars 2021, l’entreprise, à travers son département RSE, a réorienté ses initiatives de politiques de développement durable pour instaurer un climat social en s’appuyant sur trois leviers : une politique filière pour soutenir les producteurs, accompagner les associations dans leurs projets sociaux pour promouvoir l’éducation pour tous et apporter des services facilitant les achats des clients. Pour les producteurs et les associations, Auchan, avec ses engagements de développement durable et de services clients, constitue une opportunité à saisir pour diversifier leurs partenaires sociaux et faire face aux défis de développement de leurs territoires. Cette nouvelle démarche est aussi un instrument politique pour l’entreprise d’abaisser un climat social qui lui est peu favorable. En effet, si les investissements de l’entreprise sur le plan social permettent à des collectivités territoriales qui ont peu de moyens financiers de bénéficier des programmes de réfection d’écoles ou de centres de santé, l’entreprise est d’abord attendue sur des projets plus structurels tel que le projet filière avec les fruits et légumes « Sell Te Woor » sur les salades, bananes, courgettes, etc. Le projet filière avait comme objectifs : la satisfaction du consommateur, le respect de l’environnement, l’impact social et positif et la rentabilité économique pour tous les acteurs de la filière, les petits producteurs en particulier. Le projet s’est révélé un échec (3 producteurs dont une petite productrice sont engagés sur un objectif de départ de 12 avec des contraintes majeures pour les producteurs : retards de paiement des factures, prise en charge des frais de livraison, démontre l’immaturité du projet. Pour illustrer cette situation, un des anciens responsables du projet me décrivait cette situation en ces mots : “ce qui a marché en France n’est pas forcément appeler à fonctionner au Sénégal”.
Quant aux services clients mises en place comme l’introduction des moyens de paiement mobile et la carte fidélité, ses avantages sont limités du fait des obstacles qui sont à la fois socio-culturels et économiques. Pour les cartes de fidélité, une observation réalisée en septembre 2021 montre une faible utilisation des cartes par les clients lors de leur passage en caisse. 36, 56 % dans le magasin de Saly Market et 29, 69 à Saly Center contre 27, 36 % au seul hypermarché du groupe montre une hétérogénéité dans les pratiques des clients. Cette petite satisfaction sur l’utilisation des cartes dans les magasins de Saly s’explique par le profil des clients qui fréquentent ces lieux. En effet, la zone de Saly est le symbole du caractère cosmopolite de ce lieu très touristique avec une forte communauté européenne, française en particulier. Contrairement à ces lieux, les magasins implantés dans les quartiers populaires présentent des résultats peu satisfaisants. Un projet qui fait face à de multiples obstacles culturels : la culture de la monnaie (elle sert à compléter ses courses ailleurs ; Auchan n’est pas une institution d’épargne financière (client) et la peur d’être embarquer dans un cercle vicieux de dépendance.
Conclusion
L’analyse de l’espace commercial Dakar met en avant une diversité d’acteurs avec des pratiques différentes influencées par la mondialisation : des habitudes alimentaires et des pratiques des entreprises. Cette nouvelle recomposition contribue, non seulement à répondre aux besoins des consommateurs, mais elle participe à moderniser l’espace commercial urbain avec des pratiques qui sont plus en phase avec les objectifs de développement durable. Certes, ces pratiques présentent des limites et doit faire face à des résistances socio-culturelles mais elles apportent un nouveau souffle au secteur de la distribution alimentaire dans la capitale sénégalaise. La crainte d’une disparition de leurs commerces laisse la place à des innovations. En effet, chez les autres acteurs du commerce comme les étals de rue ou dans les boutiques de quartier, la généralisation de l’utilisation des moyens de paiement mobiles comme Wave ou orange money constitue un bon en avant chez des acteurs très peu adeptes à la modernisation de leurs pratiques.
Auteur : Malick MBOUP, doctorant en géographie à Sorbonne Université de Paris et affilié au laboratoire de recherche Médiations, sciences des lieux, sciences des liens.