Depuis la promulgation de la Loi n° 2025-17 du 27 septembre 2025, le paysage fiscal sénégalais accueille une nouvelle mesure :
« Timbre des quittances : sauf pour des acquisitions de produits limitativement énumérées par arrêté du ministre chargé des Finances, le droit de timbre des quittances est fixé à 1 % sur le montant du paiement en espèces. »
En clair, tout paiement effectué en liquide, sauf exceptions, est désormais taxé à hauteur de 1 % de son montant. Une décision qui, à première vue, vise à moderniser la collecte fiscale et réduire l’usage du cash, souvent perçu comme une zone grise de l’économie. Mais derrière cet objectif se cache une réalité plus complexe : dans un pays où l’économie informelle domine et où la majorité des ménages paient encore en espèces, cette mesure risque de creuser les inégalités, affaiblir le commerce formel et pénaliser les plus modestes.
La Taxe sur la Valeur Ajoutée (TVA) est un impôt indirect appliqué à la consommation.
Elle s’applique à chaque étape de la chaîne économique (production, distribution, vente), mais c’est le consommateur final qui la supporte réellement. Au Sénégal, la TVA standard est de 18 %.
Concrètement, pour un produit coûtant 1 000 F CFA hors taxe, le consommateur paie 1 180 F CFA à la caisse. Les 180 F CFA supplémentaires sont collectés pour le compte de l’État. Cette taxe est aujourd’hui le principal levier de financement public : elle permet à l’État de financer les services essentiels : éducation, santé, infrastructures, programmes sociaux, sécurité, etc.
En théorie, la TVA est un impôt neutre : chacun contribue selon sa consommation.
Mais dans la réalité, elle pèse plus lourdement sur les ménages à faibles revenus, qui dépensent la quasi-totalité de leurs revenus pour consommer. Ainsi, plus on est pauvre, plus la TVA représente une part importante du revenu. C’est pourquoi certains produits de première nécessité sont exonérés ou bénéficient d’un taux réduit. Cependant, ces mécanismes restent limités, et la TVA continue de représenter une charge significative pour les ménages modestes.
Au Sénégal, plus de 90 % des unités économiques opèrent encore dans l’informel.
Ces acteurs échappent largement à la fiscalité directe (impôt sur le revenu, sur les bénéfices, etc.), ce qui pousse l’État à dépendre de la TVA, collectée essentiellement dans le secteur formel.
Les grandes surfaces, dont les supermarchés (comme Auchan, EDK, Carrefour, etc.) et les entreprises structurées deviennent ainsi les principaux collecteurs de la TVA, en servant d’intermédiaires entre le consommateur et l’administration fiscale.
Officiellement, la taxe vise à :
En somme, il s’agit d’une politique de traçabilité financière, destinée à inscrire plus d’opérations économiques dans le circuit fiscal officiel.
Cependant, cette taxe ne s’applique réellement qu’aux entreprises structurées :
À l’inverse, les boutiques de quartier, marchés traditionnels et petits commerces informels, qui fonctionnent majoritairement en espèces et sans tickets de caisse, ne peuvent ni appliquer ni reverser cette taxe.
Résultat : la mesure ne touche que les acteurs déjà en règle, accentuant la fracture entre formel et informel.
En pratique, cette taxe crée une distorsion de concurrence :

Cette situation, matérialisée par cette affiche ci-dessus publiée par Auchan Sénégal, pourrait détourner une partie de la clientèle populaire des grandes surfaces vers les circuits informels, perçus comme moins chers, même s’ils échappent à la réglementation, à la TVA et aux contrôles sanitaires. Or, ces dernières années, les grandes enseignes se sont fortement démocratisées : elles ne ciblent plus seulement les classes moyennes ou aisées, mais aussi les quartiers populaires où elles proposent des prix bas et des promotions accessibles aux « Gorgorlou« , ces ménages modestes qui gèrent chaque dépense au franc près.
Autrement dit, cette taxe frappe le commerce formel qui s’adresse justement aux plus fragiles, ce qui en fait une mesure économiquement incohérente et socialement injuste.
Les ménages à faibles revenus utilisent quasi exclusivement les paiements en espèces.
Ils ne sont pas toujours bancarisés, disposent rarement de cartes, et les frais des services financiers numériques restent dissuasifs. En ajoutant 1 % de taxe sur chaque paiement liquide, l’État alourdit directement la facture des plus modestes, déjà soumis à la TVA de 18 %.
Exemple :
Un achat de 10 000 F CFA payé en liquide revient désormais à :
Soit 118 F CFA de plus à chaque transaction, un montant qui semble faible, mais qui s’accumule rapidement pour les ménages qui font leurs courses quotidiennement.
Les grandes surfaces et commerces formels sont déjà les principaux collecteurs de la TVA, de la taxe sur les salaires, de l’impôt sur les sociétés, etc.
En leur imposant la gestion d’une taxe supplémentaire, l’État accroît la complexité administrative et renforce la pression sur ceux qui jouent déjà le jeu de la conformité fiscale.
Pendant ce temps, le secteur informel, qui représente plus de 40 % du PIB, continue d’échapper largement à la contribution fiscale.
Le message envoyé est ambigu :
Les grandes surfaces sont aujourd’hui des espaces de consommation populaires.
Loin d’être réservées aux classes aisées, elles attirent une clientèle diverse, y compris les familles modestes des quartiers périphériques.
Cette démocratisation s’explique par :
En taxant spécifiquement ces enseignes, la mesure revient donc à toucher indirectement les consommateurs modestes qui s’y approvisionnent.
Une incohérence majeure dans un contexte où la lutte contre la vie chère est une priorité politique.
Les effets pervers de cette taxe pourraient se traduire par :
Ce serait alors une double perte pour l’État : moins de recettes et un recul de la formalisation économique.
La modernisation du système fiscal est indispensable, mais elle doit être progressive et inclusive.
Avant de taxer les paiements en espèces, il faut :
Autrement dit, la transition fiscale doit accompagner les acteurs économiques, pas les punir.
Plutôt que d’imposer une taxe punitive sur le cash, l’État pourrait :
Ces mesures stimuleraient la traçabilité et la confiance sans créer de fractures économiques entre les acteurs formels et informels.
La fiscalité repose sur un contrat moral : les citoyens acceptent de contribuer si l’impôt est perçu comme juste et utile.
Pour renforcer cette confiance, l’État doit :
La justice fiscale ne consiste pas à taxer davantage, mais à répartir équitablement la charge entre tous les acteurs économiques.
La taxe de 1 % sur les paiements en espèces s’inscrit dans une logique de modernisation et de lutte contre l’informalité. Mais dans sa conception actuelle, elle manque de cohérence :
elle touche les acteurs déjà formels, pénalise les ménages modestes et favorise indirectement le commerce informel.
En réalité, cette taxe révèle une tension profonde du système fiscal sénégalais :
Oui, il faut élargir l’assiette fiscale. Mais pas au prix de fragiliser les bons élèves ni de creuser les inégalités sociales. Une fiscalité juste est celle qui accompagne la formalisation, protège les plus vulnérables et stimule la confiance collective dans l’État.
Article de sensibilisation réalisé par Malick MBOUP, docteur en Géographie. Domaines de recherche : Pays en développement – Commerce – Grande distribution – Consommation – RSE – DD – ESS.
Quelques références consultées :